Lloyd se

coucha passé minuit et ne s’endormit qu’aux petites heures du matin. Il avait parlé à l’Homme-Rat. À Paul Burlson. À Barry Dorgan, qui avait reconnu que les désirs de l’homme noir étant fort probablement des ordres, il fallait tout préparer avant l’aube. Les travaux avaient donc commencé sur la pelouse du MGM

Grand Hotel vers dix heures du soir, le 29 – dix hommes équipés de soudeuses à l’arc, de marteaux, de boulons et d’une bonne provision de longs tuyaux d’acier.

Installés sur deux camions, ils assemblaient les tuyaux devant la fontaine. Les arcs des soudeuses attirèrent bientôt une petite foule.

– Regarde, maman Angie !

criait Dinny. Un feu d’artifice !

– Oui, mais c’est maintenant l’heure d’aller faire dodo pour les gentils petits garçons.

Angie Hirschfield emmena l’enfant, une peur secrète au fond de son cœur, sentant que quelque chose de mauvais, quelque chose d’aussi horrible peut-être que la super-grippe, se préparait.

– Je veux voir ! Je

veux voir les étincelles ! pleurnichait Dinny, mais elle l’emmena d’une main ferme.

Julie Lawry s’approcha de l’Homme-Rat, le seul type à Las Vegas qu’elle trouvait trop dégoûtant pour coucher avec lui…

sauf peut-être en cas d’extrême urgence. Sa peau noire luisait à la lueur bleuâtre des arcs électriques. L’homme était fagoté comme un pirate éthiopien : pantalon de soie bouffant, large ceinture rouge, collier de pièces d’argent autour de son cou décharné.

– Qu’est-ce qui se passe, Raton ?

lui demanda-t-elle.

– L’Homme-Rat ne sait pas, ma chère, mais l’Homme-Rat s’est fait une petite idée. Oui, oui, oui, oui, oui. Je crois bien que nous aurons des petits travaux bizarres demain, très très bizarres. À propos, tu n’aimerais pas tirer un petit coup rapide avec Raton, ma chère ?

– Peut-être, répondit Julie, mais seulement si tu me dis ce qu’on est en train de préparer.

– Demain, tout Las Vegas le saura. Je te le jure, sur ton charmant et délicat petit cul en sucre. Viens avec l’Homme-Rat, ma chère, il va te faire voir les neuf mille noms du Seigneur.

Mais Julie, au grand déplaisir de l’Homme-Rat, s’était éclipsée.

Quand Lloyd alla finalement se coucher, le travail était terminé et la foule s’était dispersée. Deux grandes cages se dressaient maintenant sur la plate-forme des deux camions, deux cages pourvues chacune de deux ouvertures carrées, une à droite et l’autre à gauche. Garées tout près, toutes équipées d’un attelage de remorque, quatre voitures. Et fixée à chaque attelage, une grosse chaîne. Les quatre chaînes serpentaient sur la pelouse du MGM Grand Hotel pour aboutir juste à l’intérieur des trous ménagés dans les cages.

Et à la fin de chaque chaîne pendait une unique menotte d’acier.

À l’aube du 30

septembre, Larry entendit coulisser dans ses rails la grille du bloc des cellules. Des pas descendirent rapidement le couloir. Larry était allongé sur son lit, les mains derrière la tête. Il n’avait pas dormi la nuit précédente. Il avait

(réfléchi ? prié ?) C’était la même chose. En tout cas, l’ancienne blessure s’était finalement refermée, le laissant en paix. Il avait senti les deux personnes qu’il avait été toute sa vie – la véritable et l’image idéale – se confondre en un seul être vivant. Sa mère aurait aimé ce nouveau Larry. Rita Blakemoor aussi. C’était un Larry à qui Wayne Stukey n’aurait jamais eu à ouvrir les yeux. Un Larry que même cette hygiéniste buccale d’il y avait si longtemps aurait pu aimer.

Je vais mourir. S’il y a un Dieu – et je crois maintenant qu’il doit y en avoir un – telle est Sa volonté. Nous allons mourir et, sans que je sache comment, tout cela prendra fin par suite de notre mort.

Il se doutait que Glen Bateman était déjà mort. Il y avait eu des coups de feu dans l’autre bloc la veille, plusieurs coups de feu. Dans la direction que Glen avait prise. Ralph s’était éloigné vers un autre bloc. Enfin, le pauvre était vieux, son arthrite le faisait souffrir et ce que Flagg avait préparé pour eux ce matin n’allait sûrement pas être très agréable.

Les pas s’arrêtèrent devant sa cellule.

– Debout, salopette, lança une voix joyeuse. L’Homme-Rat est venu chercher tes petites fesses pâlichonnes.

Larry se retourna. Hilare, un pirate noir se tenait derrière la grille, un collier de pièces d’argent autour du cou, sabre à la main. Derrière lui, le comptable. Burlson.

– Qu’est-ce qui se passe ?

– Mon cher, répondit le pirate, c’est la fin. La toute fin.

– D’accord, répondit Larry en se levant.

Burlson se mit à parler très vite et Larry comprit qu’il avait peur.

– Je voudrais vous dire que ce n’est pas mon idée.

– Rien de ce que je vois par ici n’est votre idée, répliqua Larry. Qui a été tué hier ?

– Bateman, répondit Burlson en baissant les yeux. Il essayait de s’enfuir.

– Il essayait de s’enfuir ?

Larry se mit à rire. L’Homme-Rat fit comme lui pour se moquer. Et ils rirent ensemble.

La grille s’ouvrit. Burlson s’avança avec les menottes. Larry n’opposa aucune résistance et tendit les poignets. Burlson lui passa les menottes.

– Il essayait de s’échapper ?

Un de ces jours, on va vous abattre pendant que vous essaierez de vous échapper, Burlson. Et vous aussi, Raton, ajouta-t-il à l’adresse du pirate. En train de vous échapper.

Il recommença à rire, mais cette fois l’Homme-Rat ne fut pas de la partie. Il regarda Larry d’un air furieux, puis fit le geste de lever son sabre.

– Baisse ça, andouille, lui dit Burlson.

Ils sortirent en file indienne, Burlson, Larry et l’Homme-Rat. Lorsqu’ils franchirent la grille à l’extrémité du bloc, cinq hommes les rejoignirent. L’un d’eux était Ralph, menottes aux poignets.

– Salut, Larry, dit Ralph. On t’a dit ? On t’a raconté ?

– Oui, je suis au courant.

– Les salauds. C’est bientôt fini pour eux, non ?

– Oui, bientôt.

– La ferme ! grommela

un des gardiens. C’est vous qui êtes presque finis. Attendez un peu, et vous allez voir ce qui vous attend ! Vous allez adorer ça.

– Non, c’est fini pour vous, insista Ralph. Vous ne le savez pas ? Vous ne le sentez pas ?

Le Raton poussa Ralph qui trébucha.

– Ta gueule ! cria-t-il.

L’Homme-Rat ne veut plus rien savoir de tes conneries de merde de vaudou !

Plus rien savoir !

– Tu es très pâle, Raton, répondit Larry avec un grand sourire. Vraiment très pâle. Presque aussi appétissant qu’un cadavre.

L’Homme-Rat brandit à nouveau son sabre, mais ce n’était plus une menace. Il avait l’air d’avoir peur. Ils avaient tous peur. Quelque chose planait en l’air, comme une ombre immense qui se précipitait vers eux.

Une fourgonnette kaki – MAISON D’ARRET

DE LAS VEGAS, lisait-on sur le côté – attendait dans la cour ensoleillée. On poussa Larry et Ralph à l’intérieur. Les portières claquèrent, le moteur démarra et la fourgonnette partit. Ils s’assirent sur les bancs de bois, les mains entre les genoux.

– J’en ai entendu un qui disait que tout le monde allait être là, dit Ralph à voix basse. Tu crois qu’ils vont nous crucifier ?

– Oui, ou quelque chose du genre.

Larry se tourna vers son compagnon. Son chapeau maculé de sueur était enfoncé sur sa tête. La plume était toute sale, mais elle se dressait encore avec arrogance.

– Tu as peur, Ralph ?

– Tu parles, murmura Ralph. Tu sais, je supporte pas du tout la douleur physique, même pas une piqûre chez le médecin. Je trouvais toujours une excuse pour pas y aller. Et toi ?

– J’ai une trouille de tous les diables, moi aussi. Tu peux venir par ici pour t’asseoir à côté de moi ?

Ralph se leva et se rapprocha de Larry en faisant tinter les chaînes de ses menottes. Ils restèrent quelque temps sans parler, puis Ralph rompit le silence.

– On a fait un drôle de bout de chemin, dit Ralph d’une voix douce.

– C’est vrai.

– J’aurais bien voulu savoir pourquoi. Tout ce que je vois, c’est qu’il va faire un sacré spectacle avec nous. Pour que tout le monde sache qu’il est le grand manitou. Et c’est pour ça qu’on a fait tout ce chemin ?

– Je ne sais pas.

La fourgonnette poursuivait sa route. Ils étaient assis sur leur banc, silencieux, se tenant les mains. Larry avait peur, mais au-delà de cette peur subsistait, intact, un profond sentiment de paix. Tout irait bien.

– Je ne crains aucun mal, murmura-t-il.

Pourtant, il avait peur.

Il ferma les yeux, pensa à Lucy. Il pensa à sa mère. Des idées sans suite dans sa tête. Se lever pour aller à l’école, en hiver. Le jour où il avait vomi à l’église. La revue porno qu’il avait trouvée dans le caniveau et qu’il avait regardée avec Rudy. Neuf ans tous les deux. Le championnat de base-ball à la télévision, son premier automne à Los Angeles avec Yvonne Wetterlin. Il ne voulait pas mourir, il avait peur de mourir, mais il s’était résigné à cette idée et il était en paix. Après tout, il n’avait jamais eu le choix et il en était venu à croire que la mort n’était qu’une étape, une salle d’attente, comme on attend dans une loge avant d’aller jouer sur scène.

Il essayait de son mieux de se détendre, de se préparer.

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